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du corps #1

Tous les deux mois, la journaliste Amandine Grosse rencontre une figure inspirante autour d’une question de femme qui fait corps avec notre époque. La journaliste Sarah Barmak, auteure de Jouir, en quête de l'orgasme féminin (Editions Zones), ouvre ce premier rendez-vous. 

Sarah Barmak

Les femmes jouissent-elles pleinement de leur sexualité ?

Pourquoi la question du sexe semble être davantage prise au sérieux chez les hommes que chez les femmes ? Un rapport sexuel a-t-il nécessairement un rapport avec la pénétration ? Et ce clitoris, n’est-il vraiment qu’un sujet de magazine féminin? En 2022, à 36 ans, maman d’une fille et d’un garçon, je me rends compte qu’en matière de sexualité, j’ai plus de questions que de réponses. Et une bonne moitié d’entre elles me concernent, intimement. Je fais partie de ces femmes, nées dans les années 1980, après la libération sexuelle et pile au moment de Sabrina dans la piscine, à qui on a fait croire que la masturbation féminine était honteuse, l’orgasme vaginal : la finalité de tout, et la quête de sa sexualité, pas au programme. Et même plus tard, en écrivant sur les femmes, je me rends compte que je suis loin de comprendre ce que ces lacunes véhiculent. 

C’est là qu’intervient la journaliste canadienne Sarah Barmak. Janvier 2022. Je demande du bout des lèvres au libraire où se cache son livre : Jouir,  en quête de l’orgasme féminin”*. Quelques jours auparavant, je lisais ses propos dans un article : “Le plaisir est une fonction basique qui rend la vie digne d’intérêt.” Et cette phrase qui ouvre l’interview suffit à comprendre à quel point ce plaisir peut-être limité, oublié, mis de côté quand il s’agit des femmes et de leur jouissance. Je dévore le livre en deux jours : 275 pages qui ne sont pas un mode d’emploi mais une enquête documentée, un océan de réponses à des questions qui vont bien plus loin que aaaaahhhhhoooohhhaaannn. Ni une, ni deux, je checke l’heure qu’il est à Toronto et je prends contact avec Sarah Barmak qui me dit oui, un grand oui.

« J’apprends que la sexualité des femmes a d'abord été célébrée, puis perçue comme trop puissante, avant d'être réduite, voire niée, lorsque les sciences dites " dures " se sont développées. »

DÉCONSTRUIRE LES MYHTES ET SORTIR DES NORMES


En premier lieu, je lui avoue que son livre a ouvert des portes bien cadenassées sur une problématique taboue à une époque où  je pensais que l’on pouvait parler de tout. À travers son enquête, j’apprends que la sexualité des femmes a d'abord été célébrée, puis perçue comme trop puissante, avant d'être réduite, voire niée, lorsque les sciences dites " dures " se sont développées. S’il y a 5000 ans, les Sumériens qui vivaient dans une région correspondant à l’Irak actuel, vénéraient la déesse Inanna et plus particulièrement sa vulve  : ce “bateau du paradis”, qu’en est-il à l’heure de #MeToo ? “Aujourd'hui, nous nous trouvons à une période intermédiaire dans l'évolution des attitudes à l'égard de la sexualité féminine, du moins dans le monde occidental. Nous reconnaissons que les femmes éprouvent du plaisir, mais nous n'en sommes pas encore au point où l'on accorde autant d'attention à la sexualité des femmes et des personnes non binaires et trans qu'à celle des hommes cis. C'est le cas en médecine et dans les cours d'éducation sexuelle, où la structure complète du clitoris n'est pas uniformément enseignée ou comprise, et dans les cabinets médicaux, où les préoccupations sexuelles des patientes (rapports sexuels douloureux, perte de désir, difficulté à atteindre l'orgasme, etc.) sont régulièrement minimisées et écartées.”


Vous pourriez dessiner un clitoris à main levée ? Est-ce que vous datez le début de votre sexualité à l’âge de votre premier rapport (associé quasi systématiquement à la première pénétration) ? Et les "préliminaires" sont-ils toujours l’option ou avez-vous déjà osé penser que l’orgasme clitoridien n’était pas une introduction à votre plaisir mais bien son climax ? Le père de la psychanalyse Sigmund Freud reconnaissait l’existence d’un plaisir clitoridien mais le définissait comme la forme immature et larvaire de quelque chose de beaucoup mieux : l’orgasme vaginal. Dans un cours sobrement intitulé “La Féminité”, il explique que, selon lui, les femmes qui ne jouissaient pas grâce à la présence d’un pénis dans leur vagin, n’avaient pas franchi le stade psychologique de l’enfance. À la découverte du pénis, c’est la révélation. Il écrit : “Humiliée dans son amour-propre par la comparaison avec le garçon tellement mieux pourvu, la petite fille renonce à la satisfaction masturbatoire par le clitoris.” Nous sommes au début des années 1930 et ce discours va impacter des décennies de croyances et de normes sexuelles chez la femme. Or, comme l’indique Sarah Barmak : “Nous savons aujourd’hui, qu’un orgasme vaginal distinct est un mythe : environ 70% des femmes ne parviennent pas à jouir de la pénétration vaginale à elle seule et, pour celles qui y parviennent, cela est dû au frottement indirect du pénis contre le clitoris ou à la stimulation de tissus érectiles  profonds dans la paroi vaginale.” On ne dit pas que la pénétration ne sert à rien, on souligne simplement que la femme a cette chance folle de vivre une sexualité riche et multiple. Et que ce serait une bonne nouvelle que tout le monde le sache.

« Je me rends compte que depuis 20 ans, nous parlons surtout de nos partenaires au détriment de nous : notre plaisir, nos envies, nos vrais désirs. »

METTRE DES MOTS ET DES IMAGES

En discutant avec mes amies, elles aussi plutôt très partantes pour échanger sur tout, je me rends compte que depuis 20 ans, nous parlons surtout de nos partenaires au détriment de nous : notre plaisir, nos envies, nos vrais désirs. Ce qui revient, en filigrane, c’est la honte et le secret. Un sujet qui fait réagir Sarah Barmak : “C'est une question centrale dans la sexualité de tout le monde, pas seulement des femmes. La honte est toujours quelque chose d'héritée des autres ; elle est imposée par quelqu'un ou quelque chose d'extérieur à vous. Elle commence souvent dans l'enfance, lorsque les parents passent sous silence le nom réel des parties du corps, lorsqu'ils punissent les enfants qui se masturbent, ou lorsqu'ils sont gênés par la puberté, les règles ou les fréquentations des adolescent.e.s. Les filles, en particulier, sont élevées pour être très sensibles aux signaux sociaux, et les messages reçus des parents et des médias peuvent les affecter toute leur vie. J'ai parlé à des femmes dans la cinquantaine qui ont encore honte de ce que leur père leur a dit à l'âge de 15 ans.”

Cette façon de mettre un voile sur les réalités intimes passe beaucoup par les mots. Dans son livre, Sarah Barmak s’ interroge sur la façon dont nous définissons la vulve. Je lui demande dans quelle mesure cette définition conditionne-t-elle la manière d'appréhender la sexualité et le plaisir féminin ? “Les mots que nous utilisons pour parler des organes génitaux ont un impact sur leur visibilité et donc sur le plaisir. Lorsque vous réduisez la vulve au vagin - le tunnel par lequel pénis, godemichés et doigts peuvent pénétrer lors d'un rapport sexuel avec pénétration et par lequel le fœtus descend lors de la naissance, mais qui porte comparativement peu de terminaisons nerveuses pour le plaisir - alors vous réduisez la sexualité de cette personne à la seule pénétration et à la reproduction. La vulve est un terme complet qui englobe tous les organes génitaux externes (visibles), y compris le clitoris, les petites et grandes lèvres, l'entrée du vagin (introitus) et le monticule pubien, qui, ensemble, constituent les principaux sites de plaisir.” Si nous détournons le regard sur ce qui se passe dans notre corps, à quel moment allons-nous lui accorder l’intérêt qu’il mérite ? Car comme on dit : Charité bien ordonnée commence par soi-même.

« La honte (...) Elle commence souvent dans l'enfance, lorsque les parents passent sous silence le nom réel des parties du corps, lorsqu'ils punissent les enfants qui se masturbent, ou lorsqu'ils sont gênés par la puberté, les règles ou les fréquentations des adolescent.e.s. »


REDÉFINIR LES CONTOURS DU PLAISIR

Au fil de la conversation, je suis marquée par une chose : il me semble qu’en Occident, l’époque est à la sexploration. On voit émerger des courants et des pratiques en faveur d’une redéfinition de la sexualité féminine. Parmi eux, le féminisme pro-sexe fait entendre sa voix en développant l’idée que déconstruire les stéréotypes sur la sexualité féminine permet d’en faire un enjeu essentiel du combat pour l’égalité entre les genres et pour les droits des femmes. Je demande à Sarah si les dernières recherches et pratiques autour du plaisir féminin modifient notre approche du sexe ? “La culture actuelle met encore beaucoup l'accent sur l'orgasme singulier comme but ultime du sexe pour les femmes, hélas ! Je sais que d'innombrables femmes explorent des types de jeux sexuels élargis qui incluent l'absence d'orgasme, les orgasmes multiples, le sexting, le fantasme, le BDSM et tout ce qui se trouve entre les deux. Et les recherches les plus récentes soutiennent cette quête de divers types de plaisir comme moyen de contourner les difficultés sexuelles. J'ai hâte que les représentations courantes de la sexualité des femmes rattrapent ce retard !”.

« Il me semble qu’en Occident, l’époque est à la sexploration. On voit émerger des courants et des pratiques en faveur d’une redéfinition de la sexualité féminine. »

S'AFFRANCHIR DES OBJECTIFS

À travers ses recherches, Sarah Barmak souligne la richesse d’une sexualité féminine aux multiples facettes : “La mise en lumière des variétés encyclopédiques de la sexualité féminine remet en question l’idée selon laquelle il existerait une vie sexuelle “normale” et facilite l’aventure au-delà de ces prescriptions normatives.” Un terrain fertile qui invite à une quête personnelle de notre plaisir, loin des injonctions orgasmiques. Et si la clé de la jouissance et de la sexualité en général était de laisser tomber l’orgasme et tous les objectifs pour se concentrer sur ses sensations, là maintenant ?  Je me fais du bien, donc je suis …épanouie ? Le sexe serait-il bien plus holistique qu’on ne le pense, au regard des derniers apprentissages en la matière ? Ne sommes-nous pas en train de composer un nouveau répertoire sexuel comme le souligne Maïa Mazaurette en préface de ce livre ? “Un répertoire inventé par des esprits de femmes pour des corps de femmes”.  

Ce champ des possibles est une bonne nouvelle avec néanmoins, à mon sens, un astérisque : ne jamais oublier que l’on est la cheffe d’orchestre de sa propre partition. (Ré)inventer sa sexualité, c’est sans doute explorer son propre continent et accueillir sans jugement ses sensations. En revanche, nul besoin de mode d’emploi mais sans doute d’un désir personnel que l’on souhaite libéré des regards, jugements, attentes et injonctions. Sarah Barmak conclut son livre en écrivant : “Le plaisir sexuel est un cadeau biologique qui peut nous échapper aussi facilement qu’il nous avait été accordé. Et si c’est la Nature qui nous l’offre, c’est bien la culture qui lui permet de s’épanouir vraiment, à travers ce qu’elle a de meilleur à donner : la compassion, l’intelligence, l’acceptation et l’imagination.” En achevant cette conversation, j’ai souri à l’idée de ce monde à explorer. 

« Et si la clé de la jouissance et de la sexualité en général était de laisser tomber l’orgasme et tous les objectifs en général pour se concentrer sur ses sensations, là maintenant ?  Je me fais du bien, donc je suis …épanouie ? »

Amandine Grosse

JOUIR

En quête de l'orgasme féminin - Sarah Barmak

« Libérée, la sexualité des femmes d’aujourd’hui ? On serait tenté de croire que oui. Pourtant, plus de 50 % d’entre elles se disent insatisfaites, que ce soit à cause d’un manque de désir ou de difficultés à atteindre l’orgasme. Si tant de femmes ordinaires sont concernées, peut-être qu’elles n’ont rien d’anormal et que ce n’est pas à la pharmacie qu’il faut aller chercher la solution. Le remède dont elles ont besoin est plus certainement culturel, et passe par une réorientation de notre approche andro-centrée du sexe et du plaisir.

Tour à tour reportage, essai et recueil de réflexions à la première personne, cet ouvrage enquête sur les dernières découvertes scientifiques ayant trait à l’orgasme féminin. On y apprend ainsi qu’une chercheuse en psychologie clinique a recours à la méditation de pleine conscience pour traiter les troubles à caractère sexuel. On y découvre aussi diverses façons dont les femmes choisissent de redéfinir leur sexualité. Cette aventure aux confins de la jouissance nous emmène jusqu’au festival Burning Man, où l’orgasme féminin est donné à voir sur scène, ou encore dans le cabinet feutré d’une thérapeute qui propose de soigner les traumatismes liés au viol à l’aide de massages sensuels. »

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